L’édition 2013 de la Biennale d’art contemporain de Lyon n’a pas remporté un grand succès critique. De nombreux points posaient effectivement problème (choix des artistes, traitement du thème, articulation…).
Toutefois, cet événement est devenu un rendez-vous incontrounable dans le monde de l’art contemporain : une manifestation de niveau international qu’on ne peut ignorer. Le catalogue est composé de textes rédigés par les artistes eux-mêmes. Ils racontent avec plus ou moins de succès leur rapport à la fiction et décrivent la part narrative de leurs travaux.
En 1999, Gunnar B. Kvaran invitait Alain Robbe-Grillet à concevoir le nouvel accrochage des collections du Kunstmuseum de Bergen (Norvège) dont il était alors le directeur. Le commissaire d’exposition d’origine islandaise avait lancé l’idée d’une série de cartes blanches où des personnalités issues d’univers variés offriraient un nouveau regard sur les collections. En choisissant Robbe-Grillet, Kvaran préfère un inventeur de récits et un romancier à un spécialiste de la conservation ou du monde muséal. Robbe-Grillet définissait sa position comme étant celle « du flâneur qui parcourt en rêvant un musée, pour mettre dans l’ordre d’une fiction plus ou moins flottante les œuvres présentées ». Il s’est approprié le motif de l’exposition comme une véritable forme à écrire, à modeler et à monter à la manière d’un roman ou d’un film. Jean-Max Colard propose une analyse passionnante de cette aventure dans l’article « Une exposition d’auteur. Alain Robbe-Grillet au Kunstmuseum de Bergen » publié dans le n° 118 (hiver 2011-2012) des Cahiers du Musée national d’art moderne. Lorsqu’il y a un an et demi, nous apprenions que Gunnar B. Kvaran serait le commissaire de la 12e Biennale d’art contemporain de Lyon, nous nous doutions que Robbe-Grillet tiendrait un rôle dans son projet et qu’il pourrait être un des pivots entre les cinq lieux d’exposition (la Sucrière, le MAC, la Fondation Bullukian, la Chaufferie de l’Antiquaille et l’église Saint-Just). Premier motif de déception, Alain Robbe-Grillet est effectivement l’une des figures tutélaires de cette biennale, mais il est relégué dans l’auditorium du Musée d’art contemporain où sont projetés deux films réalisés avec les images du même tournage dans deux montages différents, L’Éden et après (1970) composé pour le cinéma, et son anagramme cinématographique, N a pris les dés (1971) produit pour la télévision. Ce dispositif pose évidemment la question de l’efficience des médiums de diffusion des œuvres cinématographiques (cinéma/télévision) et poursuit une réflexion théorique sur les techniques narratives et la juxtaposition des plans. Avec les mêmes matériaux iconographiques, Robbe-Grillet met en scène deux histoires distinctes et bouleverse ainsi les conventions littéraires qui définissent le rôle du narrateur. Nous savons à quel point il est difficile d’introduire le cinéma dans les salles d’exposition. Toutefois, nous regrettons que la tension entre les deux films de l’un des principaux représentants du Nouveau Roman n’ait pas été davantage exploitée pour construire l’ensemble de la Biennale. Sous le titre intrigant « Entre-temps... Brusquement, Et ensuite », Gunnar B. Kvaran rassemble les œuvres de 77 artistes préoccupés par les mécanismes du récit. Il a organisé ses choix en trois cercles concentriques, qui sont clairement identifiés sur le papier, mais qui se contaminent constamment dans le flux de l’exposition. Tout d’abord un cercle constitué de trois créateurs historiques du XXe siècle : Yoko Ono, Erró et Alain Robbe-Grillet. Ensuite, des artistes de stature internationale avec lesquels Kvaran a déjà travaillé et chez lesquels il a pu déceler des manières originales d’expérimenter la narration dans l’art contemporain (Robert Gober, Matthew Barney, Tom Sachs, ou Paul Chan...). Enfin, le dernier ensemble regroupe un nombre important d’artistes nés dans les années 1980, émergeant sur la scène internationale, qui abordent les nouvelles complexités du monde en développant un rapport inédit à l’image. Le commissaire se dit extrêmement curieux et fasciné par cette première génération façonnée par l’ère numérique : confrontée à un aplatissement de l’image, à l’accélération de sa circulation, et à la perte progressive de sa spatialisation ou de sa matérialisation physique. Un tel programme est alléchant puisqu’il pose des questions fondamentales sur les relations entre le réel et l’imaginaire, puis met en avant une réflexion critique sur les formes narratives de notre époque. Malheureusement, nous n’avons pas retrouvé les promesses des notes d’intentions en visitant les deux sites principaux – le déséquilibre avec les lieux secondaires est d’ailleurs encore plus flagrant que lors des précédentes éditions. L’accrochage très éclaté manque de cohérence. Le visiteur ne peut s’accrocher à aucun fil conducteur, Gunnar B. Kvaran ayant délibérément choisi de ne pas imposer une « métanarration » à une exposition dont l’objet principal est l’exploration des façons de raconter dans les arts visuels. Que ce soit à la Sucrière ou au musée la scénographie est rudimentaire. L’articulation entre les œuvres est largement déficiente. Nous sommes contraints de passer d’une proposition à l’autre sans nécessairement pouvoir établir de passerelles. Peu de pièces apparaissent comme vraiment incontournables et absolument justes au regard du propos. Deux séquences permettraient de nuancer ces propos sur l’aspect décousu de l’exposition : les silhouettes cartoonesques de Dan Colen découpées dans les cimaises du rez-de-chaussée de la Sucrière ouvrent une perspective jusqu’à une peinture d’Erró placée au bout du niveau qui combine une iconographie de bande dessinée et de comics ; l’installation de Lili Reynaud-Dewar entretient un dialogue fructueux avec les salles consacrées aux maisons de poupées de Robert Gober autour des notions d’intimité, de mémoire et de mythologie personnelle (au MAC). Globalement la qualité des œuvres est assez inégale voir décevante à certains moments. Les installations composées de matériaux récupérés et jouant sur l’esthétique du précaire sont souvent improductives et énervantes, car elles sont formellement faibles et souvent légitimées par un discours primaire et bien pensant. Nous avions déjà constaté la faiblesse de la sculpture à la Biennale de Venise. À Lyon, les découvertes sont rares, mais citons tout de même le geste poétique de l’américain Jason Dodge qui présente des coussins marqués par les traces éphémères de dormeurs, puis les stèles de feuilles A4 imprimées sur leur tranche de l’artiste serbe Aleksandra Domanovic. Cette année 80 % des œuvres ont été produites par la Biennale et n’ont donc pas pu être choisies par le commissaire. Ce chiffre très important est sans doute excessif, car dans ce cas le travail curatorial repose avant tout sur une liste de noms et plus sur des œuvres précises qui fonctionneraient dans le cadre thématique déterminé à l’origine. Les déséquilibres et la pauvreté de certaines sections dépendent en partie de ce label « création biennale », très visible sur les cartels et le livret d’accompagnement, et auquel tiennent certainement les organisateurs.
Malgré les réserves générales énoncées plus haut, mettons à présent l’accent sur quelques belles pièces ou choix artistiques qui tendent à prouver que les biennales internationales demeurent des rendez-vous essentiels et incontournables pour la détection de nouveaux talents travaillant aux quatre coins de la planète. Originaire des Bahamas et installée à New York, Tavares Strachan raconte l’histoire de la conquête spatiale en détaillant des étapes cruciales du parcours de la première femme cosmonaute américaine (Sally Ride). Mêlant sculpture, dessins, et notes, à la croisée de la mise en scène d’archives historiques et de l’exposé poétique, son installation est l’un des temps forts du rez-de-chaussée de la Sucrière. À l’étage, Karl Haendel s’interroge sur la tuerie d’Aurora de 2012. Pendant la première du film Batman : The Dark Khignt Rises, un jeune homme déséquilibré se prend pour le Joker (l’ennemi juré de Batman) et tue douze spectateurs. À partir de l’accumulation d’une riche documentation (coupures de presse, photographies...), concernant ce fait divers symptomatique du problème des armes aux États-Unis, Haendel a imaginé une installation labyrinthique constituée de palissades peintes et de grands dessins réalistes, dont le montage assez complexe doit nous perdre entre l’univers de la fiction cinématographique et les drames de notre société contemporaine. Au Musée d’art contemporain, la vidéo du japonais Hiraki Sawa, projetée sur un grand écran, emporte le spectateur grâce à un subtil travail à mi-chemin entre le dessin et le film d’animation qui interroge nos structures cognitives et l’effacement des souvenirs. Plus loin, la Norvégienne Ann Lislegaard s’inspire de la chouette symbolique – entre attirance et répulsion – inventée par Philip K. Dick dans le roman de science-fiction Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1966), reprise dans l’adaptation de Ridley Scott (Blade Runner, 1982), pour produire un oracle indéchiffrable. Une magnifique pièce de Matthew Barney éclatée en plusieurs fragments (documentation, dessins, film, sculpture) fascine par sa complexité et la profusion de significations qui s’en dégage. Enfin, l’installation vidéo très maîtrisée du russe Václav Magid met en relation des références à la philosophie allemande de la fin du XVIIIe siècle (Schiller, Goethe, Hölderlin) et les images d’une série télévisée soviétique narrant l’histoire d’un agent secret infiltré dans l’élite nazie.
Après un essai introductif de Gunnar B. Kvaran, fixant les principaux enjeux de son projet, le catalogue de la Biennale est constitué de courts textes rédigés par les artistes eux-mêmes. L’ouverture à la fiction littéraire n’est pas inintéressante. On se refuse ainsi d’expliquer de manière trop littérale les œuvres et on préfère la compilation hétérogène de perceptions subjectives relatives à un engagement, à une pratique ou à une préoccupation. Les médiums inscrits dans une temporalité différente de celle des œuvres fixes – la vidéo ou la performance – sont souvent compliqués à intégrer à un parcours d’exposition ou peuvent carrément être maltraités. Le commissaire de cette 12e Biennale a eu l’excellente idée de programmer deux week-ends spéciaux pour ces pratiques qui nécessitent un temps spécial. Le critique d’art Jean-Max Colard a animé le 19 et le 20 octobre des conférences et un programme de performance à la Sucrière et au musée. Le 30 novembre et le 1er décembre, une grande partie des vidéos de la Biennale ont été projetées dans l’auditorium du musée, et le cinéma Comœdia a présenté dans de bonnes conditions Drawing Restraint de Matthew Barney ainsi que Le mépris de Jean-Luc Godard. La dimension littéraire de l’événement est quelque peu masquée ou atténuée. La thématique choisie appelait pourtant une ouverture disciplinaire beaucoup plus large. Quelques effets stylistiques supplémentaires auraient immanquablement provoqué de fertiles rebondissements.
12ème Biennale d’art contemporain. “Entre-temps... Brusquement, Et ensuite”, Presses du reel, 560 pages, 28 euros.