Les éditions Flammarion publient un ouvrage étonnant et original autour de l’œuvre polymorphe du poète, cinéaste et plasticien belge Marcel Broodthaers (1924-1976). Ses travaux sont souvent présentés dans des expositions collectives
ou thématiques, ses images emblématiques sont fréquemment reproduites – les moules et les coquilles par exemple –, mais peu de propositions rendent compte de la complexité de son positionnement artistique. Imaginé et réalisé par sa fille, Marie-Puck Broodthaers, un Livre d’images assure une médiatisation novatrice de l’œuvre du conservateur du Musée d’Art Moderne. Département des Aigles. Après deux courts essais rédigés par l’écrivain et philosophe allemand Wilfried Dickhoff et par le critique d’art Bernard Marcadé, qui délivrent des clefs historiques et théoriques, le livre est un long déroulement d’images représentant des pièces de Broodthaers ou documentant certains de ses projets : les logiques plastiques et intellectuelles priment sur l’ordonnancement chronologique classique. Maria Gilissen-Broodtahers résume dans sa préface la méthodologie spécifique de ce livre : « En effet, la lecture de son Livre d’images se départit du rapport habituel entre le texte et l’illustration pour proposer un déroulé quasi filmé, rompant ainsi avec les discours convenus sur le travail de Broodthaers ». Le montage iconographique, l’alternance des typologies de documents (vues d’expos, manuscrits, photographies, sculptures, films...) et les différentes options graphiques établissent une pensée personnelle de l’œuvre. L’assemblage débute par l’enchaînement très dynamique d’une photographie couleur de nuit (1962) montrant les enseignes mitoyennes « À la mort subite » et « Pompes funèbres Melchior », des photogrammes d’un court métrage expérimental en hommage à Kurt Schwitters, un manuscrit sur la photographie, un article critique publié dans le Journal des Beaux-Arts, puis une photographie de Magritte dans sa maison... Avec le recueil de poésie Pense-Bête, édité en 1963 à compte d’auteur, Marcel Broodthers opère un basculement crucial dans le rapport entre texte et image. Il recycle une cinquantaine d’exemplaires de sa plaquette en les coulant dans le plâtre et en leur donnant ainsi le statut de sculpture. Les impasses de l’écriture donnent naissance à une œuvre plastique. Le langage devient image. Pour annoncer son entrée officielle dans le monde de l’art, lorsqu’il expose son Pense-Bête à la galerie Saint-Laurent en avril 1964, Broodthaers rédige un texte humoristique et lucide imprimé sur l’invitation : « Moi aussi je me suis demandé si je ne pouvais pas vendre quelque chose et réussir dans la vie. Cela fait un moment déjà que je ne suis bon à rien. Je suis âgé de quarante ans... L’idée enfin d’inventer quelque chose d’insincère me traversa l’esprit et je me mis aussitôt au travail. Au bout de trois mois, je montrai ma production à Ph. Édouard Toussaint, le propriétaire de la galerie Saint-Laurent. Mais c’est de l’Art, dit-il, et j’exposerai volontiers tout ça ». Il manipule les codes du milieu artistique et dénonce par l’ironie les stratégies et les manœuvres destinées à exister socialement. Cette tension entre langage et forme aboutit quelques années plus tard (en 1969) dans la célèbre relecture d’Un coup de dé de Stéphane Mallarmé où les fragments de texte spatialisés sont remplacés par des blocs noirs. La section du livre organisée autour des « peintures littéraires » est particulièrement intéressante. Broodthaers y renouvelle l’activité picturale en réalisant des impressions typographiques sur des grandes toiles blanches. Des lettres, des mots, des signes verbaux se substituent à la représentation. Il est souvent question d’écrivains ou de peintres : la tautologie vise à remettre en cause les valeurs traditionnelles de la peinture et de son créateur, en se détachant définitivement de la fonction mimétique de l’acte pictural. Le ressort principal de la peinture devient un problème langagier. L’exceptionnelle diversité de l’œuvre de Marcel Broodthaers, « composée de films, de livres, de photographies, de sculptures, d’objets, des dessins, de gravures, d’éphéméra, de spatialisations texte-image », comme l’énumère Wilfried Dickhoff, est caractéristique dans le projet de Musée d’Art Moderne. Département des Aigles qui occupe l’artiste belge de 1968 à 1972. Il poursuit les relations conflictuelles entre texte et image en installant dans un premier temps chez lui, rue de la Pépinière à Bruxelles, des caisses vides, des cartes postales reproduisant des chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art et des éléments de signalétique en plastique thermoformé. Suite à l’inauguration qui réunit des artistes comme Palermo, Toroni, Buren, Panamarenko ou Carl André, des institutionnels, des critiques et des collectionneurs, l’installation est réaménagée une douzaine de fois dans l’Europe du Nord pour à chaque fois présenter une nouvelle section de son Musée. En s’appuyant sur une lettre de Broothaers de l’été 1968, Bernard Marcadé considère que la fondation du Musée est à mettre en relation avec les événements du printemps de cette année : « Aujourd’hui, en août, j’aurais préféré que l’on imprime "répression" au lieu de "consommation", bien que les deux termes aient tendance à se confondre. L’actualité invente de nouveaux synonymes ». Les panneaux de plastiques thermoformés, dont la technique de fabrication est analogue à celle du moule à gaufres, font se télescoper un sens et une forme par une opposition de creux et de reliefs dont les effets plastiques sont très différents d’une épreuve à l’autre : certains messages deviennent illisibles tandis que d’autres formules prennent énormément d’importance. En 2012, les éditions barcelonaises Polígrafa ont édité un épais volume rassemblant l’intégralité des écrits de Marcel Broodthaers. Publiés en anglais, les textes datés de 1945 à 1976 sont accompagnés de documents et de photographies bien choisis pour restituer leur contexte d’écriture. Poèmes, essais, lettres, critiques, notes, entretiens... Toutes ses formes organisées chronologiquement sont très utiles pour approfondir notre connaissance des productions plastiques répertoriées dans le Livre d’images. La constitution et l’évolution du Musée d’Art Moderne sont particulièrement bien documentées par les écrits de Broodthaers. L’entretien imaginaire de René Magritte publié dans le Journal des Beaux-Arts, dont nous donnons un extrait dans ces pages, est à la fois drôle et représentatif de son positionnement esthétique.
Marie-Puck Broodthaers, Livre d’images, Paris, Flammarion, 2013, 319 pages, 65 euros. Sous la direction de Gloria Moure, Marcel Broodthaers. Collected Writings, Barcelone, Polígrafa, 2012, 509 pages, 89 euros.
Cet article a été publié une première fois dans le journal critique Hippocampe (n° 14, janvier/février 2014).