L’Ecole nationale supérieure des Beaux-arts de Lyon édite la revue de création semestrielle Initiales, qui examine en profondeur dans chaque livraison l’œuvre et la descendance d’une figure importante de l’art des cinquante dernières années.
Georges Maciunas et John Baldessari sont au coeur des deux premiers numéros.
Les revues de recherche et de création tiennent encore une place déterminante dans le débat d’idée et dans l’élaboration de la pensée. Les contributions qu’elles mettent en réseau autour d’un thème ou d’une problématique sont des ballons d’essai, des amorces de réflexions, ou, au contraire, des réactualisations d’enjeux largement discutés, ou des entretiens avec des témoins... Chaque livraison est un carottage dans lequel des strates temporelles se superposent, sont bien identifiées, mais où la position de chaque section conditionne la lecture de l’ensemble. Par définition, ce médium fait converger des matériaux de différentes natures : iconographie, essais, entretien, note de lecture, créations... le tout articulé par des choix graphiques et typographiques producteurs de sens. Désormais, chaque mois, nous proposerons un focus sur une revue littéraire ou artistique afin d’établir une cartographie subjective de la situation des revues et de démontrer leur rôle crucial. Un portrait photographique et deux initiales sur la couverture. Il faut retourner le bel objet pour lire le générique, les noms des contributeurs au sommaire, et découvrir le nom de cette publication semestrielle éditée par l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon : Initiales. Chaque numéro est construit autour d’une figure majeure de l’histoire de l’art des cinquante dernières années dont les initiales sont l’indice typographique en couverture. Pour Emmanuel Tibloux, directeur de l’École et directeur de la publication, la revue doit « susciter des relations de descendance plutôt que d’ascendance [...] en mettant en avant les opérations de ressaisie – théorique ou artistique – d’une figure historique ». Peu de projets de revues de création et de recherche émergent dans les écoles d’art : nous ne citerons que l’exemple de la revue Azimuts fondée en 1991 par les étudiants en post-diplôme de l’École des beaux-arts de Saint-Étienne et qui vient de faire paraître sont 39e numéro (dossier sur l’animal). Le projet lyonnais est le fruit d’une rencontre au printemps 2011 entre les journalistes et critiques d’art Jean-Max Colard et Claire Moulène (Les Inrockuptibles) qui portaient le concept de la revue et Emmanuel Tibloux défendant un projet d’école associé à l’envie de fonder une revue. La première livraison éditée en décembre 2012 était consacrée à l’artiste Fluxus George Maciunas, « figure polyfacétique et complexe, en laquelle se rencontrent les États-Unis et l’Europe, l’art et le graphisme, théorie esthétique, critique sociale et pensée politique » selon Emmanuel Tibloux. Le deuxième, sorti en juin 2013, est articulé, dans une architecture plus affirmée, autour de l’œuvre de John Baldessari : « un personnage aux antipodes du premier donc, et une nouvelle donne de taille pour cette revue qui tente de s’immiscer dans les brèches de l’histoire de l’art et les percées de l’historiographie prospective » précise Claire Moulène, rédactrice en chef, dans son éditorial « Réinitialiser Baldessari ». La revue fait se succéder des créations d’artistes proches de l’école de Lyon ou qui en sont sortis, des entretiens avec des témoins rarement entendus, des essais de critiques d’art, de commissaires d’exposition et de théoriciens attachés à l’ENSBA (professeurs) ou des personnalités proches des Presses du réel, par ailleurs diffuseur d’Initiales. Le montage qui caractérise chaque numéro se prolonge dans un supplément encarté : un DVD comprenant une archive sonore et un film dans le premier – entretien avec George Maciunas réalisé par Charles Dreyfus à New York en 1974 et un film réalisé à la suite du workshop conduit par Michel Giroud à l’ENSBA –, un poster inédit réalisé d’après un collage de Baldessari (For Godard, 2013). Le premier volume se penche donc sur la figure polymorphe souvent citée et pourtant mal connue de la mouvance Fluxus. Né en 1931 en Lituanie et décédé à Boston en 1978, Maciunas est la personnalité qui a su « donner une identité collective à la nébuleuse Fluxus ». Marie de Brugerolle publie une passionnante conversation avec l’artiste new-yorkais Jeffrey Perkins, réalisateur de films Fluxus, qui a réalisé un documentaire sur Maciunas à partir d’entretiens avec leurs amis communs (des extraits sont d’ailleurs publiés). Au sujet de ses opinions politiques, Perkins déclare : « Il avait des sympathies pour les Russes apparemment, mais il n’était pas communiste, ni même socialiste. C’était intrigant pour Henry Flynt qui fut "activiste" pour un temps au cours des années 1960. J’ai demandé à Jonas Mekas si George était communiste, il s’est récrié : "Non ! Il était collectiviste !". Il se référait aux lofts de SoHo, qui ont été créés sur une initiative très altruiste ». Plus loin, Marie de Brugerolle l’interroge sur la manière dont Maciunas était perçu au sein de la constellation Fluxus. Perkins évoque des sentiments très contrastés, mais ses qualités d’imprésario de la mouvance ont souvent fait pencher la balance en sa faveur. François Piron se penche sur le pragmatisme de George Maciunas, tandis que Julia Robinson développe une réflexion très documentée sur la fabrication de son rôle dans Fluxus. Elle part du constat que Maciunas est souvent donné comme « imprésario » de Fluxus, ce qui permet d’englober toutes sortes d’actes, de décisions et de réalisations, sans toutefois les préciser. Robinson décrit le modèle complexe et hybride de « paternité » et tente de clarifier ses positions en dehors de toute classification établie. Jeanne Brun, conservatrice du Musée d’art moderne de Saint-Étienne, s’interroge sur la pertinence de l’exposition de Fluxus en s’appuyant sur son expérience récente (automne 2012). Elle questionne la valeur des productions Fluxus, leur résistance au principe de muséification, la sacralisation des objets et le phénomène d’historicisation de la mouvance. Par ailleurs, Lionel Bovier présente le groupe d’artiste et éditeur Ecart fondé à Genève par John Armleder en 1969. De magnifiques vues d’une rétrospective des livres édités par Ecart (entre 1969 et 1980) mettent en évidence des préoccupations communes avec Fluxus : importance donnée à l’imprimé, le paradigme performatif (réalisation d’une partition) et l’intérêt pour les systèmes d’échange et de circulation de l’information. Notons encore l’article plus littéraire de Claire Moulène intitulé « Une histoire de l’art portatif » qui prend son point de départ dans le livre d’Enrique Vila-Matas (Abrégé d’histoire de l’a littérature portative, Bourgois, 1990), puis un travail de Denis Savary avec des grenouilles naturalisées au XIXe siècle mises en regard d’une citation de Jean-Pierre Brisset. Enfin, cette première livraison de la revue Initiales est ponctuée d’œuvres reproduites sur un papier jaune : les notes préparatoires pour le musée du bug de Julien Prévieux qui font échos aux diagrammes de Maciunas ; un disque vinyle de Jean Dupuy ; ou le travail de Lucille Uhlrich sur une pile d’archives entaillées. Sur le poster qui accompagne le deuxième numéro de la revue, John Baldessari écrit : « À Los Angeles, les artistes ne s’inquiètent pas si leur travail ne s’intègre pas dans l’histoire de l’art. Ils disent "qui s’en soucie". L’histoire de l’art peut être comme un film avec des sautes d’images ». Cette phrase elliptique, hommage ironique au cinéma de Godard, résume un des enjeux principaux de la livraison : « décrypter la recette de cette œuvre qui se construit par fragmentation, par collages et montages successifs exactement comme la bande passante du cinéma ». Jean-Max Colard poursuit une recherche sur le processus narratif à l’œuvre dans le champ de l’art contemporain et s’attache en particulier à la notion de défiguration. Jeanne Brun s’attache à définir les « tableaux labils » de John Baldessari, expression tirée de la correspondance d’Aby Warburg pour désigner un dispositif mouvant palliant au cadre du tableau fixe. Bastien Gallet propose une contribution relativement complexe jouant sur des mises en abyme successives à partir d’un propos, placé entre parenthèses, consacré à Baldessari dans un article de Joseph Kosuth de 1969. L’autre grand chantier de ce deuxième opus est la réflexion sur « l’anti-pédagogie baldesarienne » mise en pratique à CalArts et sur la manière dont elle a fait école. Une étudiante en 5e année à l’ENSBA de Lyon a interviewé un ancien élève prestigieux de Baldessari à CalArts : Matt Mullican, tandis que François Aubart revient sur l’origine et les débuts de cette école. Marie de Brugerolle envisage un étonnant parallèle entre les peintures spatialisées de Giotto à Padoue et l’œuvre de Baldessari dont la source est l’installation Virtues and Vices (for Giotto) (1981) constituée de quatorze photographies noir et blanc accompagnées de textes et réparties sur deux niveaux comme à la Chapelle des Scrovegni. Enfin, Claire Moulène interroge Thierry Raspail à propos d’une œuvre monumentale appartenant à la collection du Musée d’art contemporain de Lyon : Composition for Violin and Voices (Male) (1987). Cet entretien est l’occasion d’évoquer la politique d’acquisition du MAC, le principe est de collectionner des expositions, puis de détailler les conditions de son achat, les difficultés pour l’exposer et son intérêt au cœur de l’œuvre de Baldessari. Après sa production pour une exposition au Magasin de Grenoble, l’œuvre a été très peu présentée du fait de l’espace considérable qu’il convient de lui réserver (environ 500 m2) : « orchestrer l’espace en transposant mots en musique en schéma visuel ». Le troisième numéro de la revue Initiales est annoncé pour décembre 2013 et devrait se pencher sur la figure de Marguerite Duras. Cette ouverture à la littérature sera sans doute salutaire pour que la revue ne se complaise pas dans des tournures tautologiques propres à l’art contemporain...
Initiales, « GM », n° 1, décembre 2012, 15 euros
Initiales, « JB », n° 2, juin 2013, 15 euros