Tony Cragg est l’un des plus importants sculpteurs vivants. Le principal représentant de la Nouvelle sculture anglaise. Et paradoxalement, il n’existait aucun catalogue ou ouvrage de type monographique sur Tony Cragg en
français. Le Musée d’art moderne profite de l’exposition organisée pendant l’automne 2013 pour palier à ce manque en réunissant dans un livre de 150 pages beaucoup de pièces récentes.
Rares sont les expositions qui parviennent à maintenir une tension et à susciter des émotions durant tout un parcours. Au Musée d’art moderne de Saint-Étienne, Lorand Hegyi est parvenu à construire une étonnante exposition autour d’environ vingt-cinq sculptures récentes, jamais présentées en France, et d’une quinzaine de dessins de l’artiste anglais Tony Cragg (né en 1949). Placée dans l’espace d’accueil du musée, Distant Cousin (2008) énonce métaphoriquement les principaux enjeux du travail de Cragg – opposé au minimalisme des années 1970 – et condense des interrogations ou références auxquelles le visiteur est à plusieurs reprises confronté pendant sa visite. On pourrait considérer cette forme complexe en acier inoxydable comme une synthèse des références et affinités esthétiques du principal représentant de la Nouvelle sculpture anglaise. Dans cette composition abstraite, Tony Cragg associe l’influence des formes molles de Salvador Dalí et du corps étiré de l’Homme en mouvement (1913) du futuriste Umberto Boccioni. La matière réfléchissante fait rentrer dans l’exposition plusieurs fragments du paysage environnant le musée. La démultiplication et la déformation des objets reflétés font de Distant Cousin une sorte d’anamorphose : la pluralité et l’instabilité du regard est l’une des questions cruciales de cette exposition. Les sculptures de Tony Cragg exercent une force d’attraction sur le regardeur. La matière paraît instable, en mouvement, et impose un déplacement. Le dynamisme est particulièrement puissant dans la salle principale du musée stéphanois qui regroupe, autour d’une boule bouillonnante de marbre de Carrare, un choix exceptionnel de pièces monumentales. Plusieurs matériaux sont expérimentés et exploités de diverses manières en fonction de leurs potentialités esthétiques et des propriétés physiques de chacun (bois exotiques, fibre de verre, bronze, kevlar...). Chaque projet donne lieu à des expérimentations, à des recherches et à la fabrication d’une maquette à l’échelle 1. Les formes paraissent aléatoires et spontanées alors qu’elles sont conçues de manière très précise. Comme ses compatriotes Richard Deacon et Anish Kapoor, Cragg utilise des matières destinées à l’industrie et les détourne de leur fonction première pour leur injecter un potentiel poétique et expressif. L’énergie inépuisable de son activité de sculpteur vise à libérer la matière des applications utilitaires étouffantes. Avec des pièces en bois comme Group ou Pool (2012), comparables à des agrandissements d’un magma de matière observable au microscope, la question de la lecture de l’image est une nouvelle fois posée. Des anfractuosités animent la surface de la sculpture et perdent le regard du spectateur dans des méandres infinis. La dimension géologique de l’art de Tony Cragg n’est pas à négliger : les effets de contraction et de renflement de la matière évoquent des paysages de grotte ou des phénomènes de concrétion tels que les gogottes de la forêt de Fontainebleau... Au contraire, certains détails se métamorphosent en visages grimaçants comme les « têtes de caractères » de Franz Xaver Messerschmidt (1736-1783) ou les anamorphoses tridimensionnelles de Markus Raetz. Trois œuvres constituées d’objets en verre, moulés sur des amphores, des verres à pied, des carafes, des vases, des coupes, ou des flacons trouvés dans des brocantes, sont régies par des modalités très différentes. Accumulées sur des plateaux superposés en hauteur, les empreintes d’objets sont employées pour les qualités et l’élégance de leurs lignes. Cragg fait le pont avec les travaux de ses débuts : des représentations composées de rebuts en plastiques (La Lune bleue, 1980) ; mais les grandes accumulations en verre sont marquées par un sentiment archéologique qui préoccupe l’artiste anglais dans sa manière d’imaginer ses propres expositions. Les sculptures de Tony Cragg mettent en travail l’énergie interne à la matière. Elles nous ramènent constamment à nos questionnements anthropologiques fondamentaux et demeurent des énigmes impénétrables. Par le travail artistique, il entend dévoiler des associations imaginaires et établir une relation entre l’expérience physique et les systèmes mentaux.
Tony Cragg, catalogue édité par la galerie Thaddaeus, 2013, 152 pages, 38 euros