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Allegro Barbaro

Le Musée d’Orsay coédite avec les éditions Hazan un très beau catalogue sur l’avant-garde hongroise et ses relations avec la musique de Béla Bartók. Un ouvrage de référence sur un pan de la creation européenne

rarement exposé en France.

Lors du Festival musical hongrois de 1910, la critique parisienne eut des mots très durs envers les pièces récentes de Béla Bartók qualifiées de « sauvages ». La réception de sa musique à Budapest était tout aussi difficile ; « l’influence étrangère », « l’adoration de la laideur » et « la perversion artistique » étaient régulièrement dénoncées par la presse. C’est en réaction à ces propos violents, en adoptant une posture ironique et distante, que Bartók écrit la partition d’Allegro Barbaro (1911), morceau pour piano seul nourri par des emprunts à la musique folklorique et qui entremêle les gammes roumaines (chromatique) et hongroises (pentatonique). Cette œuvre fondamentale donne son titre à l’étonnante exposition consacrée au dialogue entre les avant-gardes picturales hongroises et la musique de Béla Bartók qui se tient jusqu’au 5 janvier au Musée d’Orsay. Après les événements consacrés à Gustav Malher (2011) et à Claude Debussy (2012), se projet focalisé sur l’accession à la modernité des artistes hongrois permet de découvrir des facettes assez méconnues de la peinture fauve et de reconsidérer les interactions européennes au seuil de la Première Guerre mondiale. Les œuvres proviennent pour l’écrasante majorité des collections publiques hongroises et de quelques collections privées. L’exposition s’ouvre sur une salle assez séduisante d’autoportraits des principaux peintres hongrois qui structurent l’ensemble du parcours. Cette galerie de visage démontre d’emblée une assez grande disparité formelle et quelques influences esthétiques majeures : l’Autoportrait au chapeau de paille (1906) de Robert Berény n’est pas sans rappeler celui de Paul Gauguin ; celui de József Nemes Lampérth fait songer aux couleurs de Derain ou de Matisse ; tandis que les principes posés par Paul Cézanne à la fin du XIXe siècle sont bien assimilés et largement exploités.  La section suivante documente les séjours parisiens de Béla Bartók, qui découvre les impressionnistes lors de ses visites au Louvre et au musée du Luxembourg, et de ses compatriotes peintres qui rejoignent nombreux les académies de peinture. L’écrivain et critique d’art György Bölöni décrit pour un journal hongrois cet intérêt notable pour Paris : « Montparnasse, le quartier hongrois à Paris, est en plein essor. On entend du hongrois sur les boulevards [...]. On y trouve dans une rue l’académie Julian, dans d’autres l’académie Colarossi ou encore la Grande-Chaumière, et de nombreuses autres écoles d’art. Les peintres hongrois vivent là, se rassasiant de l’art de Paris ». Sándor Ziffer ou Béla Czóbel – ce dernier est très vite admis comme fauve par la critique – peignent des vues urbaines ou des scènes de parc ; Robert Berény ou Vilmos Perlrott-Csaba réalisent des nus en pieds inspirés de certaines compositions de Matisse ou de Marquet. Quel que soit le sujet abordé, tiré de l’observation des palpitations de la ville, ou découlant de la vie d’atelier, l’avant-garde hongroise érige la couleur comme principal moteur de la composition picturale. Ses représentants exposent régulièrement dans les Salons qui rythment l’actualité artistique : le Salon des Indépendants, le Salon d’Automne, ou le Salon des Artistes français ouvert depuis 1901, sous l’impulsion de Jean-Paul Laurens, aux peintres étrangers. La galeriste Berthe Weill jouera également un rôle déterminant dans la défense de certains peintres hongrois : Béla Czóbel y bénéficie par exemple d’une exposition personnelle dès 1908.  À leur retour progressif à Budapest peu avant 1910, les artistes s’intéressent de près à la culture populaire et au folklore qu’ils considèrent comme nécessaire pour ressourcer leur pratique, leur langage, et éviter de sombrer dans l’académisme. Béla Bartók est confronté aux mêmes préoccupations : « L’étude de cette musique paysanne fut pour moi d’une importance décisive, car elle m’a indiqué comment je pouvais m’émanciper complètement de l’hégémonie du système majeur-mineur qui avait prévalu jusqu’alors ». Bartók est clairement un compositeur « savant », mais il se tourne vers la musique populaire, y consacre beaucoup de temps, dans l’espoir de mieux comprendre les interactions entre ses deux formes (l’essai de Jean-François Boukobza est à ce titre éclairant).


Introduire de la musique dans une exposition est toujours une tâche compliquée. Rares sont les expériences satisfaisantes ou convaincantes. La scénographie du Musée d’Orsay est sur ce plan exemplaire, tant le dialogue entre musique et peinture est fécond sans jamais tomber dans l’illustration primaire. Les conditions d’écoute sont relativement bonnes, excellentes même dans la seconde partie de l’exposition, où des espaces confortables sont régulièrement proposés pour prendre le temps de percevoir des œuvres de Béla Bartok qui vibrent par rapport aux enjeux picturaux voisins. Les Six danses populaires roumaines sont diffusées juste après la section consacrée au folklore ; Allegro Barbaro est proposé à proximité du magnifique Paysage de János Mattis Teutsch (vers 1917), marqué par l’ascendance du Blaue Reiter, et des linogravures expressionnistes de Sándor Bortnyik. Les cellules d’écoute situées au milieu de la salle permettent d’isoler le visiteur afin d’éviter que la musique ne se transforme en son d’ambiance.  La dernière partie de l’exposition s’attache à démontrer l’importance du mouvement activiste qui mobilise à partir de 1915 plusieurs revues dirigées par Lajos Kassák. Les périodiques A Tett (Action) et MA (Aujourd’hui) publient régulièrement des partitions de Béla Bartók et tiennent une place prépondérante dans les échanges entre littérature, peinture, musique, ou poésie ainsi que dans l’organisation de concerts ou d’expositions. 


Allegro barbaro. Béla Bartók et la modernité hongroise (1905-1920), catalogue d’exposition dirigé par Claire Bernardi, coédition Hazan/Musée d’Orsay, 2013, 272 pages, 40 euros. À noter : un entretien intéressant avec Pierre Boulez.