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Vers la science de l’art

Jacqueline Lichtenstein, Carole Maigné, Arnauld Pierre (dir) : Vers la science de l’art. L’esthétique scientifique en France (1857-1937). PUPS 2013

 

Le courant de pensée qui se développe en France à partir des années 1850 se veut une réaction contre la théorie esthétique issue du romantisme et de l’idéalisme allemand, contre la conception kantienne de l’art. Selon ces penseurs, Kant a tout subordonné au jugement, alors qu’ils veulent réintroduire la sensation, le sentir  dans la sphère de l’esthétique.

L’origine de ce mouvement est double :

-          Le « sensualisme » de Bentham et de Condillac : les sensations sont à l’origine de nos idées ;

-          La psychologie expérimentale allemande dont les noms les plus connus sont Wilhelm Wundt et Hermann von Helmholz. Ce dernier veut comprendre les mécanismes de la perception visuelle grâce à une psychophysiologie de la perception.

Cette esthétique se dit «scientifique», car elle s’appuie non plus sur l’introspection, mais sur la psychologie expérimentale rationnelle.  Cette « science de l’art » veut envisager le problème esthétique de manière objective en cherchant à savoir ce qu’est l’art, non comme création subjective, mais comme fait objectif indépendamment du créateur et du spectateur. La démarche est parallèle à celle du fondateur de la sociologie Emile Durkheim, qui voulait « traiter les faits sociaux comme des choses ». Cette esthétique scientifique refuse de séparer le sentir et le connaître, la sensation et le sentiment du beau. La beauté n’est pas une idée pure mais doit passer par l’analyse des phénomènes sensori-moteurs. A rebours d »une esthétique d’en haut, métaphysique, idéaliste, ils promeuvent une esthétique d’en bas, sensorialiste et expérimentale, basée sur la perception des sons, des formes et des couleurs. Pour H. von Helmholz, l’art doit rendre compte de nos sensations et non de la nature ; non plus la mimésis, mais les phénomènes subjectifs de la perception. Victor Basch veut « rationaliser le frisson sensuel et comme logiciser la volupté sensuelle de nos yeux ». Charles Henry crée un laboratoire de physiologie des sensations à l’Ecole des Hautes Etudes en 1897. H. von Helmholz et W. Wundt mettent au point un « ophtalmotrope », censé permettre une modélisation mécanique de l’anatomie de l’œil.

Ces leçons seront parfaitement retenues par les artistes et mouvements d’avant-garde. « L’esthétique du mouvement » publié en 1899 par Paul Souriau aura une grande influence, en particulier sur Robert Delaunay. Si les Impressionnistes s’appuient sur les « impressions », des artistes comme Cézanne, Maurice Denis, Bonnard, Sérusier parlent de « sensations » et de l’organisation des sensations. Ils reprochent aux Impressionnistes d’en rester aux impressions primitives et prônent une « logique des sensations organisées » (Cézanne). C’est toute la théorie de H. von Helmholz importée en France par Victor Basch et Taine. Parmi les Futuristes, Gino Severini est celui qui s’est le plus intéressé à cette question : en 1916 il publie « Les arts plastiques d’avant-garde et la science moderne ». Le thème de l’opposition  de la sensation et de son interprétation par le cerveau sera repris par Cézanne puis par Albert Gleizes et Jean Metzinger dans « Du Cubisme ». L’ « Introduction à une esthétique scientifique » de Charles Henry (1885) servira de caution savante à plusieurs générations d’avant-garde, du néo-impressionnisme aux puristes de l’Art Nouveau. Dans son texte « Vers une architecture » de 1923, Le Corbusier défend une unité de principe de vie inhérent aux produits de la nature, de l’industrie et de l’art. Cette esthétique s’orientera également vers une réconciliation de beau et de l’utile dans les arts industriels qui donneront lieu à une prolifération de répertoires, grammaires, alphabets…. des formes. Cette esthétique pratique se veut une science des formes ayant pour objectif d’en comprendre les nécessités matérielles.  Ce dialogue entre Art, Science et Industrie donnera naissance au design. On retrouvera chez M. Duchamp cette fascination pour le mécanique, les dispositifs optiques, l’étalonnage ; il radicalisera ce tropisme mécaniciste et géométrisant en supprimant le Beau et le jugement de goût.

Après l’effervescence de la fin du 19e siècle et du début du 20e, comment expliquer le rapide déclin de ce programme ambitieux ? Cette esthétique qui se voulait expérimentale et matérialiste s’est vite trouvée limitée par les techniques alors à la disposition des laboratoires, et les résultats n’ont pas été à la hauteur des espérances. La méthode expérimentale pour appréhender la vie émotionnelle de l’esprit, aborder l’intériorité du sujet par le calcul est une ambition démesurée.  D’autre part, l’influence de la phénoménologie a marqué le retour en force d’une esthétique spéculative et métaphysique. Enfin, sous l’influence des sciences humaines et en particulier de la sociologie, l’esthétique s’est détachée des sciences naturelles pour se rapprocher des sciences humaines. Au fond, on retrouve toute l’ambiguïté de la définition de l’esthétique : théorie de l’art ?  du Beau ? de l’expérience sensible ? Baumgarten regroupe les trois  domaines dans sa définition. Paul Valéry quant à lui distingue deux axes : l’esthésique (science des sensations), et le beau (analyse des formes) qui mène à l’artistique, donc à la science de l’art. L’autre raison du déclin de ce courant dans l’entre-deux guerres tient aux dérives parapsychologiques qui outrepassent les limites de l’expérience. Les résultats de ces expériences étant faibles, la tentation est grande de combler les manques et les attentes par des constructions théoriques hasardeuses. C’est ainsi que l’on voit apparaître des expressions telles que « l’au-delà de l’amour », « rayonnement universel », « vibrations de l’univers », « Traité de métapsychique »… , délire vitaliste qui n’est pas sans rappeler les harmonies des sphères pythagoriciennes ou les « attractions passionnées » de Fourier.

Tous les thèmes de cette « esthétique scientifique » ou de « science de l’art » seront réactivés  une cinquantaine d’années plus tard par la philosophie analytique, le cognitivisme, et les neurosciences qui donneront naissance à la «neuroesthétique ».

 

Thierry Debourg