Livre art

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Edmond Couchot

Le sous-titre annonce le propos du livre : ce que les sciences cognitives nous révèlent sur le plaisir esthétique. Celles-ci ont l’ambition de « naturaliser » l’art, de le traiter comme un objet naturel.



L’auteur commence par faire un historique des sciences cognitives. Nées il y a une soixantaine d’années avec la cybernétique, elles sont le fruit d’une approche conjuguée d’un ensemble de disciplines : neurologie, informatique, physique, biochimie, linguistique, éthologie, psychologie expérimentale…. Le but est d’enraciner dans la matérialité du corps et du cerveau les processus réputés immatériels de la connaissance. Cette tentative de « naturalisation » de l’esprit va à l’encontre de la philosophie classique, où l’esprit et la pensée sont considérés comme quelque chose de fondamentalement différent des choses qui constituent le monde. Ce monisme matérialiste implique deux choses : les sciences cognitives veulent étudier la subjectivité sans renoncer à l’objectivité de la science ; l’esprit devant être étudié avec les méthodes des sciences de la nature, il s’agit de comprendre et d’expliquer comment des processus physiques peuvent donner lieu à des phénomènes mentaux.

Appliqué à l’art, le projet cognitiviste commence à mettre en doute quelques certitudes affirmées par les théories de l’art et de l’esthétique traditionnelles. D’abord que le plaisir esthétique serait un produit de la culture humaine, libre de tout enracinement biologique. Les sciences cognitives révèlent au contraire que nous portons tout naturellement une attention au monde, soutenue et permanente, qui nous a donné la capacité de nous situer et d’agir pour y survivre. Cette « attention cognitive » a été sélectionnée par l’évolution au cours de la phylogenèse de l’espèce humaine, et elle joue dans notre désir de persévérer dans notre être un rôle vital. L’ « attention esthétique » serait un aspect dérivé de l’attention cognitive.  D’ailleurs les sciences cognitives s’intéressent moins à l’art (notion datée de la culture européenne) qu’aux conduites esthétiques regroupant un ensemble beaucoup plus vaste de comportements, dont on observe les prémisses chez les animaux (chants, danses, parades…) et chez les premiers hominiens. L’archéologie préhistorique a mis en évidence, chez les premiers Homo Sapiens, l’intérêt pour des objets naturels singuliers : appelés par les anthropologues des « curios », ce sont des entassements de pierres sphéroïdes, des cristaux, ou des fossiles et que l’on retrouve également dans des cultures non préhistoriques. L’intérêt ne semble être que visuel, que ce soit par le biais de la forme ou de la couleur. Les êtres vivants possèdent une sorte de générateur de diversité qui les pousse, au cours de la phylogenèse, à inventer des formes variées et exubérantes fortement expressives, dépassant les seules fonctions vitales et reproductives. D’autre part le vivant, au cours de l’évolution,  devient de plus en plus sensible à cette morphologie. C’est aux bases neurales de cette activité perceptive que s’intéressent les sciences cognitives. Pour ce faire, elles mobilisent tout un arsenal d’appareils d’observation  et de protocoles expérimentaux qui transcrivent visuellement les processus cérébraux et corporels  à l’œuvre lors des comportements de création et de réception esthétique.

Le déplacement de la dimension esthétique, de l’objet vers l’esprit de celui qui perçoit (Hume au XVIIIe siècle puis Duchamp au début du XXe siècle) relance le débat autour du Beau et anticipe l’approche cognitiviste. La neuro-esthétique prend le relais de l’esthétique fondée par Baumgarten au milieu du 18e siècle, comme science de la connaissance sensible. Mais c’est une esthétique outillée par les techniques du numérique : les concepts sont doublés par les machines.

Le pari des sciences et technologies de la cognition est de vouloir comprendre l’émotion et le plaisir esthétique, par son instrumentalisation numérique, en observant le corps, rien que le corps : c’est à la fois un humanisme radical et un naturalisme radical. C’est cette tension qui fait du projet cognitiviste un projet ambitieux et très délicat à mettre en œuvre. L’immense difficulté tient à l’écart vertigineux entre la complexité infinie du vivant (le cerveau contient 1 million de milliards de connexions synaptiques entre les neurones) et la rusticité des instruments et du langage à notre disposition. Pour Wittgenstein, la philosophie consiste à se cogner le front contre les barrières du langage ; dans le cas présent ces barrières sont incommensurables.  Toujours Wittgenstein : la science est d’abord une description bien faite. Mais l’approche cognitiviste décrit une réalité qui n’a rien à voir avec celle du sujet percevant. En transposant ce que dit Georges  Limbour à propos de la critique picturale, il va falloir « transposer en mots le langage de la matière ».  Pourra-t-on un jour faire tenir les deux bouts de l’analyse, le substrat biologique et l’ineffable émotionnel du plaisir esthétique ?

Diderot écrivait ses Salons tout en défendant un matérialisme vitaliste ; Jean-Pierre Changeux écrit « L’homme neuronal » et collectionne la peinture française du XVIIe siècle ; selon Philippe Descola (son élève) Claude L évi-Strauss, grand amateur de musique classique et du peintre Poussin, formait l’espoir que l’interprétation des productions d e l’esprit pourrait un jour s’appuyer sur la seule physiologie du cerveau.

Alors à quoi sert le cognitivisme appliqué à l’art, sinon à satisfaire une insatiable curiosité de l’homme où,  par un processus à la M.C. Escher,  la jouissance esthétique veut se connaître et jouir d’elle-même, par une sorte de méta-esthétique  qui nous ferait retrouvé le matérialisme enchanté de Diderot : par le biais des sciences cognitives, l’Homme veut  « connaître » le Beau, trouver le « langage de la matière » en ne séparant pas le sentir et le connaître.

Thierry Debourg