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Sigmar Polke

Le directeur du Musée de Grenoble Guy Tosatto a imaginé une exposition cohérente, complète et stimulante autour de l’œuvre de Sigmar Polke (1941-2010), sans doute le peintre allemand le plus important des cinquante dernières années, mais

qui paradoxalement a longtemps été négligé par la critique ou par les institutions françaises. Guy Tosatto fait partie des rares conservateurs à avoir pris en considération l’intérêt de sa peinture et à la défendre régulièrement : en 1994, il organisait une rétrospective au Carré d’art de Nîmes ; en 2001, il contribuait à une exposition au château de Vizille (Isère) constituée des pièces réalisées en 1989 pour le bicentenaire de la Révolution française. Il convient d’ailleurs de saluer l’audace de la programmation du Musée de Grenoble qui fait se succéder des projets révélant des aspects méconnus de la collection, puis des événements XXe siècle de haut niveau valorisant des figures ou des ensembles d’œuvres peu montrés ou inédits en France. Le Centre Georges-Pompidou n’a pas été aussi courageux et a semble-t-il refusé d’accueillir une autre exposition Polke organisée par le MoMA de New York et qui voyagera dans plusieurs villes en Europe en 2014. À Grenoble, au gré d’un parcours chronologique ouvert à des écarts thématiques, l’accrochage des 70 peintures et de la cinquantaine d’œuvres sur papier est particulièrement réussi. Des néons disposés précisément dans l’espace produisent une lumière graphique homogène. L’exposition s’ouvre sur une peinture emblématique, Mains (1986-1988), que Polke avait placée à l’entrée du Pavillon allemand à la Biennale de Venise en 1986 : des personnages cachent leur visage derrière leurs mains et refusent en quelque sorte de voir. Cette composition imposante fixe la perspective qui oriente l’ensemble de l’exposition et donne un indice essentiel pour comprendre les enjeux du travail de l’artiste allemand. Depuis le début des années 1980, il ne cesse de mettre en doute le regard, d’interroger notre compréhension du réel, et de dynamiter les images toutes faites. La richesse des expérimentations plastiques qu’il met en œuvre, et que l’on découvre progressivement au fil du parcours, doit bouleverser nos perceptions et casser les catégories établies. La série de onze photographies, Les Olgas (1981), représentant des fissures dans des falaises australiennes évoquant des sexes féminins, est également présentée dans l’espace introductif : cette série joue sur le dédoublement de la lecture des images et sur leur sens caché, autre problématique forte de l’exposition.  Les dessins et peintures de grand format qui figurent dans les salles suivantes ont été montrés dans des expositions monographiques ou des événements internationaux des années 1980. La diversité des matériaux et des supports utilisés est remarquable. Émail, acrylique, peinture thermosensible, oxydes, résines, pigments, laques, mica ferreux, malachite, argent… Des matières toxiques ou délaissées… Comme un alchimiste, Polke expérimente les réactions des matériaux et renouvelle d’œuvre en œuvre les propriétés expressives des couleurs en les combinant à chaque fois d’une manière différente. L’aspect exploratoire de la démarche, qui est particulièrement bien mis en scène au Musée de Grenoble, fait songer à la pratique exemplaire de Gérard Gasiorowski, dont la rétrospective du Carré d’art de Nîmes (2010) compte beaucoup dans la réévaluation du médium peinture. Bien qu’animés par des esthétiques opposées, leurs questionnements respectifs tendent à une même dimension universelle.  L’impressionnant Hallucinogène (1983), une toile de plus de trois mètres de haut peinte au pigment et à l’émail, témoigne de son attachement à l’environnement psychédélique post-pop hérité des années 1960. Dans cette composition, publiée dans un catalogue avec la légende : « Inachevé ? Le pouvoir du tableau sur le peintre », des stries violettes se détachent sur un fond marron. Polke a exploré cette relation entre peintre et peinture jusqu’à considérer que « le peintre est le médium de la couleur » comme le démontre Jean-François Chevrier dans L’Hallucination artistique (L’Arachnéen, 2012). Guidé par une attitude « anti-art » assez ironique, Polke prétendait entrer régulièrement en relation télépathique avec William Blake ou Max Klinger : « La démonstration était faite littéralement avec de grosses ficelles, parodiant l’art conceptuel : deux "tableaux" juxtaposés de format identique, quadrillés, noir sur blanc, sont reliés par des cordelettes : le pôle "émetteur" (Blake ou Klinger) est mis en communication, sur un mode binaire, "ja"/"nein", case à case avec le pôle "récepteur" (Polke). » Cet aspect très stimulant n’est que suggéré dans l’exposition, mais n’est malheureusement pas creusé au profit d’enjeux plus formalistes. Les recherches menées avec un photocopieur sur les déformations d’une gravure représentant des putti ou les cahiers remplis de dessins réalisés sur le modèle du test de Rorschach (2007) sont autant de preuves d’une approche hallucinée de l’image. Les copies déformées sont reproduites dans deux cahiers spéciaux du catalogue tandis que les papillons multicolores prennent place dans les revers de couverture du très beau livre édité par Actes Sud. Sigmar Polke travaille quasiment exclusivement à partir de photographies tirées de la presse : des images tramées par l’impression sur les rotatives. Il tient à établir constamment une accroche avec le réel et le quotidien, en exploitant des documents d’actualité, tout en agrandissant et en accentuant par la peinture le traitement par points, afin de conserver une distance par rapport au sujet. Il puise également son iconographie dans l’histoire de la gravure dont il fait un usage semblable. Selon lui, « dans les peintures tramées, il est question de reproduction, d’erreur d’impression et de tentative d’expression personnelle, cela jusqu’à ce que le modèle s’efface et que ce qui était derrière apparaisse et devienne quelque chose d’original et de singulier ». Plusieurs sections de l’exposition renvoient directement à des thématiques historiques : à la Révolution française, dont on découvre six tableaux sur les 22 réalisés en 1989, et dont le raffinement chromatique produit une lecture paradoxale ; à l’exposition d’Art dégénéré, organisée par les Nazis en 1937, introspection du passé allemand et des répercutions politiques dans le champ contemporain… Enfin, l’exposition se referme avec une Lanterne magique (1992) constituée de six tableaux peints recto-verso. Une nouvelle fois, Polke interroge notre fascination pour les images en utilisant un dispositif visuel archaïque permettant de projeter des rêves ou des contes drôles et cruels tirés d’une imagerie enfantine, tout en transcendant les catégories picturales et en rendant caduque l’opposition figuration/abstraction.

Catalogue de l’exposition édité par Actes Sud.

Cet article a été publié une première fois dans le journal critique Hippocampe (n° 14, janvier/février 2014).