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Sandra Alvarez de Toledo

Les fondations de votre maison d’édition reposent sur les écrits de Fernand Deligny. Vous avez débuté votre travail d’éditrice en publiant en 2007 un important volume de 1850 pages de ses « œuvres presque complètes

», puis, l’année suivante, un second recueil intitulé L’Arachnéen et autre textes, composé de l’essai qui a donné son nom à la maison d’édition, et de plusieurs autres textes autour de la notion de réseau. Pourriez-vous revenir sur les origines de votre intérêt pour Deligny et sur les motivations qui vous ont conduit à défendre et à mieux faire connaître ses réflexions et ses travaux ?  

Deligny avait quasiment disparu de la circulation et des esprits lorsque nous avons publié les Œuvres en 2007. Il était devenu une figure légendaire de l’histoire de l’éducation spécialisée, le grand « franc-tireur » anarcho-communiste, un peu artiste, connu pour ses prises de position contre la Sauvegarde de l’enfance et enseigné dans les écoles d’éducateurs comme l’auteur des aphorismes de Graine de Crapule (1945). Hors d’état de nuire. De la période dite « de l’autisme » (1967–1996 : les années du « réseau » de prise en charge d’enfants autistes, dans les Cévennes), quelques philosophes et psychanalystes avaient gardé le souvenir qu’il avait inspiré à Deleuze et Guattari l’idée de rhizome. Mais cela, je ne l’ai pas compris tout de suite. La personne qui m’a fait connaître Deligny est Jean-François Chevrier, autre auteur de L’Arachnéen. Comme beaucoup d’intellectuels français des années 1970, il avait dans sa bibliothèque les trois numéros des Cahiers de l’Immuable, édités par la revue Recherches (fondée par Félix Guattari en 1967). Ils sont reproduits en fac-similé dans les Œuvres. Le titre, déjà, magnifique : Cahiers de l’Immuable. Et puis regardez. Il suffit de les feuilleter  pour être impressionné par la mobilité intellectuelle qui s’en dégage, par l’usage qui est fait des images, de la cartographie, des différents types de textes ; la mise en page est ainsi faite (par Deligny, Isaac Joseph et Florence Pétry, aucun graphiste professionnel) qu’on entre immédiatement dans les textes et donc dans la langue de Deligny. Et là, je suis tombée sur une énigme, qui est celle de cette écriture concrète qui se soustrait au sens, entretient un retrait, une distance et une étrangeté à ce dont elle parle. Une langue peu situable à vrai dire, malgré des résonances lacaniennes, mallarméennes, toute une tradition littéraire …Deligny n’aurait pas été l’éducateur qu’il a été s’il n’avait pas été l’écrivain qu’il est. 


Dès 1968, Fernand Deligny met en place un réseau de prise en charge des enfants autistes dans les Cévennes : une expérience en marge des structures éducatives et psychiatriques. Chaque enfant vivait dans une « aire de séjour » au contact d’adultes non diplômés nommés « les présences proches ». Qu'est-ce que ces réseaux expérimentaux ont apporté à la connaissance des individus coupés du langage ?  

Vous dites « ces » réseaux. Mais il n’y en a eu qu’un, le réseau de Monoblet, la « tentative » comme l‘appelait également Deligny (j’ai eu la preuve des années plus tard, en ayant accès à des entretiens  de Deligny avec Renaud Victor, qu’il avait bel et bien lu Francis Ponge et qu’il connaissait donc La Tentative orale). Il a réussi à ne pas faire école (il était pourtant instituteur, de formation !). Il ne voulait pas faire école. Les fameuses « communautés thérapeutiques » des années 1970,  dont il est censé être l’inspirateur, n’ont jamais été des réseaux ni n’ont « fait réseau » entre elles. Deligny n’était pas psychiatre et ceci était bien clair. À l’époque les enfants lui étaient confiés tantôt par des psychiatres (Françoise Dolto, Maud Mannoni, d’autres), tantôt par les parents ou les services sociaux, et hormis trois enfants permanents, la plupart venaient temporairement dans les Cévennes, pendant les vacances ou pendant des périodes brèves de type séjour de rupture. Dans ces aires de séjour (des campements dans les collines ou des fermes), ils étaient intégrés au rituel du coutumier extrêmement précaire qui était celui de la vie du réseau : ramasser et couper du bois, faire du feu et l’entretenir, remplir et transporter des seaux d’eau, faire la cuisine et la vaisselle, la lessive…On voit  tout ça très bien dans Ce Gamin, là, le film de Renaud Victor (1975). Ils avaient à leur disposition un espace ouvert, des adultes présents 24h sur 24, occupés à leurs tâches, silencieux, absolument non invasifs, mais attentifs aux moindres gestes :  à leurs propres gestes, susceptibles de déclencher une réaction de la part de l’un des enfants, ou à ceux des enfants, susceptibles de révéler un événement neuf ou l’inscription dans l’espace de ce que Deligny appelle un point « chevêtre »… La notion d’espace était cruciale : c’est là, dans l’espace, par la présence immuable des présences proches, des tâches ou des choses, que quelque chose pouvait se produire, une rupture dans la répétition mortifère. Sur ce canevas. En jouant sur les mots, il disait « repérer »,  plutôt que « pérorer ».  À l’époque, qui était celle du tout psychanalytique, on a regardé cet ascète retiré dans ses Cévennes avec un peu de méfiance, on l’a cantonné à sa place d’éducateur, tout en pensant que ses textes étaient quand même très forts, mais sans comprendre encore le lien étroit entre théorie et pratique, qu’on commence à voir… 


Avec Cartes et lignes d’erre, publié au printemps dernier, vous focalisez votre intérêt sur 200 cartes dessinées pendant une dizaine d’années (1969-1979) par les adultes et sur lesquels se superposent les « lignes d’erre » des enfants (figurant leurs déplacements et leurs gestes). Pour Deligny, ces réalisations graphiques, très fortes plastiquement, doivent permettre de « voir, pour n’avoir pas à en parler, de ces enfants-là », de visualiser les mouvements du corps, la relation aux objets, de mettre en évidence l’implication de l’enfant dans son environnement… Comment avez-vous retrouvé ces documents très surprenants et que peuvent-ils révéler sur les errances ou les chorégraphies des enfants ?  

Deligny a parlé de cette idée de cartographier les déplacements et les gestes des enfants comme de sa principale « trouvaille ». La pratique a duré dix ans et a été déterminante dans la manière dont il pensait qu’il fallait aménager l’espace de vie des enfants. Elle a permis aux présences proches de se concentrer sur la forme des territoires et de « voir », en le transcrivant, ce « commun » dont parle Deligny : les lignes d’erre des enfants s’inscrivent dans le coutumier, elles circulent entre les individus et les choses, les gestes des enfants se greffent sur ceux des adultes, ils réagissent à ceux des adultes, un rythme naît, l’ensemble constitue un « corps commun » dont l’apparition est favorisée par le retrait du langage. Quand nous avons publié les Œuvres, Jacques Lin et Gisèle Durand (les principales chevilles ouvrières du réseau) n’avaient retrouvé que quelques cartes. Les autres sont réapparues plus tard dans des cartons… De ces cartes se dégage une grande cohérence, une fluidité qui est le signe que l’ « impérieux besoin d’immuable » des enfants était comblé par cette organisation très ritualisée. Elles montrent aussi, parmi beaucoup d’autres choses (elles sont extrêmement détaillées et précises) qu’ils étaient « attirés » par les tâches coutumières, inclus, comme l’auraient été n’importe quels enfants, dans ces activités qui ne leur étaient en rien destinées, et qui s’effectuaient  sans interpellation ni pression à leur égard.   


Derrière sa couverture, le livre se présente sous la forme d’un grand carnet faisant se succéder jour après jour les repérages des déambulations dans un même lieu. Au dos de chaque page, vous avez rédigé de courtes descriptions basées sur des entretiens avec les auteurs des cartes. Il en résulte un magnifique objet caractérisé par une richesse plastique et une grande rigueur scientifique. Quel rôle la phase d’enquête auprès des dessinateurs a-t-elle joué dans l’établissement de votre projet éditorial ? 

Il était essentiel de donner ces cartes pour ce qu’elles sont : non pas des objets esthétiques, mais des documents « de présence », la trace d’une expérience au cours de laquelle des enfants dits déficients et des adultes dits normaux ont mené une vie commune. Ce ne sont pas des « dessins », au sens où elles ne relèvent d’aucune intention artistique et d’aucun projet de « représenter ». Deligny parlait du tracer, à l’infinitif, pour mettre l’accent sur la tension du geste en train de se faire et sur le caractère asubjectif, primordial, de ce geste. À nos yeux ces longues légendes étaient indispensables : il fallait décrire – et non pas expliquer : ces cartes n’interprètent rien sur un plan psychologique – et dire à quoi correspondent ces lignes d’erre, ces nombreux signes inventés pour désigner un point de rencontre, le lieu précis et réitéré où le geste d’un adulte a suscité celui d’un enfant, pour distinguer une ligne d’erre qui est un trajet « pour rien » d’un trajet motivé par la répétition quotidienne des tâches, pour préciser que tel enfant repérait tel jour une tâche et tel autre une présence proche, et que tel autre ne repérait rien dans l’espace. Nous avons donc repris les cartes une à une (les cartes et les calques) et j’ai demandé à ceux qui les ont tracées de les décrire dans le détail. Ces légendes devraient être un outil pour ceux qui travaillent aujourd’hui avec des enfants autistes : elles explicitent ces moindres gestes qui apaisent les enfants et les tire de leur isolement. Et elles donnent une idée de ce que furent l’inventivité de Deligny et la complexité de sa recherche dans le champ de l’autisme. J’ai été surprise de voir, en présentant ces cartes dans des hôpitaux de jour, que les infirmiers, les ergothérapeutes, les éducateurs y reconnaissent leurs manières de faire. Je parle des contextes dans lesquels l’approche cognitiviste et psychanalytique est en vigueur, pas de ceux où règne l’idéologie comportementale.  


La proposition d’observation des « lignes d’erre » et de leur enregistrement systématique donne naissance à un lexique spécifique aux travaux de Deligny (« coutumier », « réseau », « simulacre », « chevêtre », « détour »…) dont vous donnez un glossaire après votre texte introductif. De quelle manière cet appareil verbal a-t-il été constitué par Deligny ? 

Encore une fois, Deligny est un écrivain. Il a travaillé dans la langue, il a cherché une langue « étrangère », à l’image du mode d’être autistique. Chaque mot est choisi à défaut d’un autre déjà trop chargé de résonances, dont le sens est déjà imposé. On pourrait parler de langue « atonale », en reprenant à Imre Kertész le mot qu’il emploie pour qualifier sa propre langue. « Détour » n’est pas « dérive », « coutumier » n’est pas « quotidien », « chevêtre » est un mot tiré du métier de la menuiserie, « réseau » évoquait à l’époque la Résistance, la guérilla, des stratégies d’esquive plutôt que de confrontation, « radeau » (le mot par lequel il désignait la « tentative ») avait une connotation pauvre qui évoquait le bricolage contre la monumentalité institutionnelle. La « micro-idéologie » (c’est un de ses mots) du réseau s’est forgée dans cette langue qui se voulait précise, et poétique. C’était aussi pour Deligny une manière de préserver la singularité de leur expérience. On lui a emprunté certaines idées, mais cette langue était "inabsorbable", pour reprendre le mot de Louis Althusser à  propos de Deligny lui-même.  


Dans sa postface, Bertrand Ogilvie évoque les quatre dimensions indissociables pour comprendre la réflexion sur les « lignes d’erre » de Deligny : l’espace des « aires de séjour », les cartes, l’écriture et les films. Pourriez-vous présenter le rôle des images en mouvement (des films) qui échappent à la publication d’un livre ? 

Dans les Œuvres nous avons pris le parti de mettre en page les films. Le cinéma, ou plutôt l’image, a joué un rôle essentiel dans la pensée et dans la vie du réseau. Trois des films qui ont été tournés à propos de la tentative ont été édités dans un coffret, aux éditions Montparnasse. En 1955, Deligny a publié un texte remarquable, « La caméra outil pédagogique ». C’est l’époque de son dialogue avec Chris Marker, qui s’est intéressé de près aux idées de Deligny sur la question. Celui-ci pensait qu’il fallait mettre une caméra entre les mains des adolescents de La Grande cordée – une association créée par lui en 1947 – pour leur éviter de « subir » le cinéma qui envahissait les salles et les télévisions après la guerre et colonisait les esprits. Les séquences tournées auraient été ensuite montées, pour produire ce qu’il appelait « la conscience collective de La Grande cordée ». Le film ne s’est pas fait faute d’argent et de matériel. Plus tard Deligny a commencé à réfléchir à l’image dans ses rapports avec le langage. Vivre proche d’enfants autistes l’a fait s’interroger sur la manière dont l’image – et quelle image – était susceptible de déclencher l’ « agir » (voici un autre mot, qu’il opposait au « faire ») d’un enfant autiste. Dans un essai intitulé Acheminement vers l’image – dont on n’a pas encore pris la mesure de l’importance – , il tente une définition de l’image « autiste », indépendante du langage, une image qui ne se prend ni ne se voit, une image « du règne animal», d’ordre éthologique, et qui n’est pas sans parenté avec l’image telle que la concevaient et la pratiquaient les surréalistes (dont il a vu les films dès les années 1930), ou Jean Epstein, puis les cinéastes expérimentaux dans les années 1960 et 1970. Il a cette formule saisissante : « Nous sommes hantés par un peuple d’images ».       

 

Vous avez publié cet automne un roman inédit de Fernand Deligny, La Septième face du dé, présenté comme « un roman-psychanalytique ». En quoi ce texte de fiction, appuyée sur la disparition de son père en 1917, rejoint-il les préoccupations de l’éducateur ? 

La Septième face du dé n’est pas un inédit. Il est brièvement paru en 1980, chez Hachette, puis a été retiré de la vente et pilonné parce que le titre existait déjà, c’était celui d’un livre de poèmes-collages de Georges Hugnet paru en 1936. C’est en effet une sorte de « polar psychanalytique », qui se déroule dans les années 1930 à l’hôpital psychiatrique d’Armentières, où Deligny était instituteur puis éducateur pendant la Deuxième Guerre mondiale. Ce livre fascinant s’appuie sur une énigme : la réapparition, dans la cour de l’asile, aussi fou qu’un fou peut l’être, d’un personnage nommé Gaspard Lamiral, disparu sur le camp de bataille en 1917 (comme Camille Deligny, dont le corps n’a jamais été retrouvé). Le narrateur, instituteur à l’asile, se donne une tâche, qui est l’objet du livre même : reconstituer le parcours de Gaspard Lamiral de la guerre à l’asile, de la mort à la projection de sa présence sur le mur blanc de la chambre du narrateur, autant dire sur la page.  Au cœur du livre repose donc la question de la trace, du tracer, qui reconduit indéfiniment le travail d’écriture comme la transcription des trajets des enfants autistes, leurs lignes d’erre…   


Propos recueillis par Gwilherm Perthuis


Fernand Deligny, Œuvres, édition établie et présentée par Sandra Alvarez de Toledo, avec des textes de Michel Chauvière, Annick Ohayon, Anne Querrien, Bertrang Ogilvie et Jean-François Chevrier, Paris, L’Arachnéen, 2007, 1848 pages, 557 images, 58 euros.
Fernand Deligny, L’Arachnéen et autre textes, avant-propos de Sandra Alvarez de Toledo et postface de Bertrand Ogilvie, Paris, L’Arachnéen, 2008, 256 pages, 25 euros.

Cartes et lignes d’erre. Traces du réseau de Fernand Deligny, 1969-1979, Paris, L’Arachnéen, 2013, 416 pages, 185 images, bilingue français-anglais, 55 euros

Fernand Deligny, La Septième face du dé, Paris, L’Arachnéen, 2013, 160 pages, 16 euros